Le mardi 1er mars 2011, s'est tenue, sous la Coupole, en présence de M. Luc Chatel, ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et de la Vie associative, une séance solennelle inter-académique présidée par M. Gabriel de Broglie, chancelier de l'Institut, sur le thème : Les nouveaux défis de l'éducation.
“Avant d'enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit, au moins faut-il le connaître. Qui se présente, aujourd'hui, à l'école, au collège, au lycée, à l'université ?
Ce nouvel écolier, cette jeune étudiante n'a jamais vu veau, vache, cochon ni couvée. En 1900, la majorité des humains, sur la planète, travaillaient au labour et à la pâture ; en 2011, la France, comme les pays analogues, ne compte plus qu'un pour cent de paysans. Sans doute faut-il voir là une des plus fortes ruptures de l'histoire, depuis le néolithique. Jadis référée aux pratiques géorgiques, la culture, soudain, changea. Celle ou celui que je vous présente ne vit plus en compagnie des vivants, n'habite plus la même Terre, n'a plus le même rapport au monde. Elle ou il n'admire qu'une nature arcadienne, celle du loisir ou du tourisme.
- Il habite la ville. Ses prédécesseurs immédiats, pour plus de la
moitié, hantaient les champs. Mais, devenu sensible à l'environnement,
il polluera moins, prudent et respectueux, que nous
autres, adultes inconscients et narcisses. Il n'a plus la même vie
physique, ni le même monde en nombre, la démographie ayant soudain bondi
vers sept milliards d'humains ; il habite un monde
plein.
- Son espérance de vie va vers quatre-vingts ans. Le jour de leur
mariage, ses arrière-grands-parents s'étaient juré fidélité pour une
décennie à peine. Qu'il et elle envisagent de vivre
ensemble, vont-ils jurer de même pour soixante-cinq ans ? Leurs
parents héritèrent vers la trentaine, ils attendront la vieillesse pour
recevoir ce legs. Ils ne connaissent plus les mêmes âges,
ni le même mariage ni la même transmission de biens. Partant pour la
guerre, fleur au fusil, leurs parents offraient à la patrie une
espérance de vie brève ; y courront-ils, de même, avec, devant
eux, la promesse de six décennies ?
- Depuis soixante ans, intervalle unique dans notre histoire, il et
elle n'ont jamais connu de guerre, ni bientôt leurs dirigeants ni leurs
enseignants. Bénéficiant d ‘une médecine enfin efficace
et, en pharmacie, d'antalgiques et d'anesthésiques, ils ont moins
souffert, statistiquement parlant, que leurs prédécesseurs. Ont-ils eu
faim ? Or, religieuse ou laïque, toute morale se résumait
en des exercices destinés à supporter une douleur inévitable et
quotidienne : maladies, famine, cruauté du monde. Ils n'ont plus le même
corps ni la même conduite ; aucun adulte ne sut leur
inspirer une morale adaptée.
- Alors que leurs parents furent conçus à l'aveuglette, leur
naissance est programmée. Comme, pour le premier enfant, l'âge moyen de
la mère a progressé de dix à quinze ans, les parents d'élèves
ont changé de génération. Pour plus de la moitié, ces parents ont
divorcé. Ils n'ont plus la même généalogie.
- Alors que leurs prédécesseurs se réunissaient dans des classes ou
des amphis homogènes culturellement, ils étudient au sein d'un collectif
où se côtoient désormais plusieurs religions, langues,
provenances et mœurs. Pour eux et leurs enseignants, le
multiculturalisme est de règle. Pendant combien de temps pourront-ils
encore chanter l'ignoble "sang impur" de quelque étranger ? Ils n'ont
plus le même monde mondial, ils n'ont plus le même monde humain.
Mais autour d'eux, les filles et les fils d'immigrés, venus de pays
moins riches, ont vécu des expériences vitales inverses.
Bilan temporaire. Quelle littérature, quelle histoire
comprendront-ils, heureux, sans avoir vécu la rusticité, les bêtes
domestiques, la moisson d'été, dix conflits, cimetières, blessés,
affamés,
patrie, drapeau sanglant, monuments aux morts, sans avoir
expérimenté dans la souffrance, l'urgence vitale d'une morale ?
VOILÀ POUR LE CORPS ; VOICI POUR LA CONNAISSANCE
- Leurs ancêtres fondaient leur culture sur un horizon temporel de
quelques milliers d'années, ornées par l'Antiquité gréco-latine, la
Bible juive, quelques tablettes cunéiformes, une préhistoire
courte. Milliardaire désormais, leur horizon temporel remonte à la
barrière de Planck, passe par l'accrétion de la planète, l'évolution des
espèces, une paléo-anthropologie millionnaire.
N'habitant plus le même temps, ils vivent une toute autre histoire.
- Ils sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont
méticuleusement détruit leur faculté d'attention en réduisant la durée
des images à sept secondes et le temps des réponses aux
questions à quinze secondes, chiffres officiels ; dont le mot le
plus répété est "mort" et l'image la plus représentée celle de cadavres.
Dès l'âge de douze ans, ces adultes-là les forcèrent à
voir plus de vingt mille meurtres.
- Ils sont formatés par la publicité ; comment peut-on leur
apprendre que le mot relais, en français s'écrit "- ais", alors qu'il
est affiché dans toutes les gares "- ay" ? Comment peut-on leur
apprendre le système métrique, quand, le plus bêtement du monde, la
SNCF leur fourgue des "s'miles" ?
Nous, adultes, avons doublé notre société du spectacle d'une société
pédagogique dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte,
éclipse l'école et l'université. Pour le temps d'écoute et
de vision, la séduction et l'importance, les médias se sont saisis
depuis longtemps de la fonction d'enseignement.
Critiqués, méprisés, vilipendés, puisque pauvres et discrets, même
s'ils détiennent le record mondial des prix Nobel récents et des
médailles Fields par rapport au nombre de la population, nos
enseignants sont devenus les moins entendus de ces instituteurs
dominants, riches et bruyants.
Ces enfants habitent donc le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l'usage de la toile, lecture ou écriture au pouce des messages, consultation de Wikipedia ou de Facebook, n'excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l'usage du livre, de l'ardoise ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois.
Ils ne connaissent ni n'intègrent ni ne synthétisent comme nous, leurs ascendants. Ils n'ont plus la même tête.
- Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes ; par
GPS, en tous lieux ; par la toile, à tout le savoir ; ils hantent donc
un espace topologique de voisinages, alors que nous
habitions un espace métrique, référé par des distances. Ils
n'habitent plus le même espace.
Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant
un intervalle bref, celui qui nous sépare des années soixante-dix. Il ou
elle n'a plus le même corps, la même espérance de vie,
ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde,
ne vit plus dans la même nature, n'habite plus le même espace. Né sous
péridurale et de naissance programmée, ne redoute plus,
sous soins palliatifs, la même mort. N'ayant plus la même tête que
celle de ses parents, il ou elle connaît autrement.
- Il ou elle écrit autrement. Pour l'observer, avec admiration,
envoyer, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire de mes doigts
gourds, envoyer, dis-je, des SMS avec les deux pouces, je
les ai baptisés, avec la plus grande tendresse que puisse exprimer
un grand-père, Petite Poucette et Petit Poucet. Voilà leur nom, plus joli que le vieux mot, pseudo-savant, de dactylo.
- Ils ne parlent plus la même langue. Depuis Richelieu, l'Académie
française publie, à peu près tous les vingt ans, pour référence, le
dictionnaire de la nôtre. Aux siècles précédents, la
différence entre deux publications s'établissait autour de quatre à
cinq mille mots, chiffres à peu près constants ; entre la précédente et
la prochaine, elle sera d'environ trente mille. A ce
rythme, on peut deviner qu'assez vite, nos successeurs pourraient se
trouver, demain, aussi séparés de notre langue que nous le sommes,
aujourd'hui, de l'ancien français pratiqué par Chrétien de Troyes
ou Joinville. Ce gradient donne une indication quasi photographique des
changements que je décris. Cette immense
différence, qui touche toutes les langues, tient, en partie, à la
rupture entre les métiers des années récentes et ceux d'aujourd'hui.
Petite Poucette et son ami ne s'évertueront plus aux mêmes
travaux. La langue a changé, le labeur a muté.
L'INDIVIDU
Mieux encore, les voilà devenus tous deux des individus. Inventé par
saint Paul, au début de notre ère, l'individu vient de naître ces
jours-ci. De jadis jusqu'à naguère, nous vivions
d'appartenances : français, catholiques, juifs, protestants, athées,
gascons ou picards, femmes ou mâles, indigents ou fortunés… nous
appartenions à des régions, des religions, des cultures,
rurales ou urbaines, des équipes, des communes, un sexe, un patois,
la Patrie. Par voyages, images, Toile et guerres abominables, ces
collectifs ont à peu près tous explosé.
Ceux qui restent s'effilochent. L'individu ne sait plus vivre en
couple, il divorce ; ne sait plus se tenir en classe, il bouge et
bavarde ; ne prie plus en paroisse ; l'été dernier, nos
footballeurs n'ont pas su faire équipe ; nos politiques savent-ils
encore construire un parti plausible ou un gouvernement stable ?
On dit partout mortes les idéologies ; ce sont les appartenances qu'elles recrutaient qui s'évanouissent.
On dit partout mortes les idéologies ; ce sont les appartenances qu'elles recrutaient qui s'évanouissent.
Cet nouveau-né individu, voilà plutôt une bonne nouvelle. A balancer
les inconvénients de ce que l'on appelle égoïsme par rapport aux crimes
commis par et pour la libido d'appartenance – des
centaines de millions de morts –, j'aime d'amour ces jeunes gens.
Cela dit, reste à inventer de nouveaux liens. En témoigne le
recrutement de Facebook, quasi équipotent à la population du monde.
Comme un atome sans valence, Petite Poucette est toute nue. Nous,
adultes, n'avons inventé aucun lien social nouveau. L'entreprise
généralisée du soupçon et de la critique contribua plutôt à les
détruire.
Rarissimes dans l'histoire, ces transformations, que j'appelle
hominescentes, créent, au milieu de notre temps et de nos groupes, une
crevasse si large et si évidente que peu de regards l'ont
mesurée à sa taille, comparable à celles visibles au néolithique, à
l'aurore de la science grecque, au début de l'ère chrétienne, à la fin
du Moyen Age et à la Renaissance.
Sur la lèvre aval de cette faille, voici des jeunes gens auxquels
nous prétendons dispenser de l'enseignement, au sein de cadres datant
d'un âge qu'ils ne reconnaissent plus : bâtiments, cours de
récréation, salles de classes, amphithéâtres, campus, bibliothèques,
laboratoires, savoirs même… cadres datant, dis-je, d'un âge et adaptés à
une ère où les hommes et le monde étaient ce qu'ils
ne sont plus.
Trois questions, par exemple : que transmettre ? A qui le transmettre ? Comment le transmettre ?
QUE TRANSMETTRE ? LE SAVOIR !
Jadis et naguère, le savoir avait pour support le corps du savant,
aède ou griot. Une bibliothèque vivante… voilà le corps enseignant du
pédagogue. Peu à peu, le savoir s'objectiva : d'abord dans
des rouleaux, sur des velins ou parchemins, support d'écriture ;
puis, dès la Renaissance, dans les livres de papier, supports
d'imprimerie ; enfin, aujourd'hui, sur la toile, support de messages
et d'information. L'évolution historique du couple support-message
est une bonne variable de la fonction d'enseignement. Du coup, la pédagogie changea au moins trois fois : avec
l'écriture, les Grecs inventèrent la Paideia ; à la suite de l'imprimerie, les traités de pédagogie pullulèrent. Aujourd'hui ?
Je répète. Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur
la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout
le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre
? Voilà, c'est fait. Avec l'accès aux personnes, par le
téléphone cellulaire, avec l'accès en tous lieux, par le GPS, l'accès au
savoir est désormais ouvert. D'une certaine manière, il
est toujours et partout déjà transmis. Objectivé, certes, mais, de plus, distribué. Non concentré.
Nous vivions dans un espace métrique, dis-je, référé à des centres, à
des concentrations. Une école, une classe, un campus, un
amphi, voilà des concentrations de personnes, étudiants et
professeurs, de livres en bibliothèques, d'instruments dans les
laboratoires… ce savoir, ces références, ces textes, ces dictionnaires…
les voilà distribués partout et, en particulier, chez vous – même
les observatoires ! mieux, en tous les lieux où vous vous déplacez ; de
là étant, vous pouvez toucher vos collègues, vos élèves,
où qu'ils passent ; ils vous répondent aisément. L'ancien espace des
concentrations – celui-là même où je parle et où vous m'écoutez, que
faisons-nous ici ? – se dilue, se répand ; nous vivons,
je viens de le dire, dans un espace de voisinages immédiats, mais,
de plus, distributif. Je pourrais vous parler de chez moi ou d'ailleurs,
et vous m'entendriez ailleurs ou chez vous, que
faisons-nous donc ici ?
Ne dites surtout pas que l'élève manque des fonctions cognitives qui
permettent d'assimiler le savoir ainsi distribué, puisque, justement,
ces fonctions se transforment avec le support et par
lui. Par l'écriture et l'imprimerie, la mémoire, par exemple, muta
au point que Montaigne voulut une tête bien faite plutôt qu'une tête
bien pleine. Cette tête vient de muter encore une fois. De
même donc que la pédagogie fut inventée (paideia) par les
Grecs, au moment de l'invention et de la propagation de l'écriture ; de
même qu'elle se transforma quand émergea l'imprimerie, à
la Renaissance ; de même, la pédagogie change totalement avec les
nouvelles technologies. Et, je le répète, elles ne sont qu'une variable
quelconque parmi la dizaine ou la vingtaine que j'ai
citée ou pourrais énumérer.
Ce changement si décisif de l'enseignement – changement répercuté
sur l'espace entier de la société mondiale et l'ensemble de ses
institutions désuètes, changement qui ne touche pas, et de loin,
l'enseignement seulement, mais aussi le travail, les entreprises, la
santé, le droit et la politique, bref, l'ensemble de nos institutions –
nous sentons en avoir un besoin urgent, mais nous en
sommes encore loin.
Probablement, parce que ceux qui traînent, dans la transition entre
les derniers états, n'ont pas encore pris leur retraite, alors qu'ils
diligentent les réformes, selon des modèles depuis
longtemps effacés. Enseignant pendant un demi-siècle sous à peu près
toutes les latitudes du monde, où cette crevasse s'ouvre aussi
largement que dans mon propre pays, j'ai subi, j'ai souffert
ces réformes-là comme des emplâtres sur des jambes de bois, des
rapetassages ; or les emplâtres endommagent le tibia, même artificiel :
les rapetassages déchirent encore plus le tissu qu'ils
cherchent à consolider.
Oui, depuis quelques décennies je vois que nous vivons une période
comparable à l'aurore de la Paideia, après que les Grecs apprirent à
écrire et démontrer ; semblable à la Renaissance qui vit
naître l'impression et le règne du livre apparaître ; période
incomparable pourtant, puisqu'en même temps que ces techniques mutent,
le corps se métamorphose, changent la naissance et la mort, la
souffrance et la guérison, les métiers, l'espace, l'habitat,
l'être-au-monde.
Face à ces mutations, sans doute convient-il d'inventer
d'inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore
nos conduites, nos médias, nos projets adaptés à la société du
spectacle. Je vois nos institutions luire d'un éclat semblable à
celui des constellations dont les astronomes nous apprirent qu'elles
étaient mortes depuis longtemps déjà.
Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? Je crains
d'en accuser les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour métier
d'anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont,
ce me semble, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour
le jour, ils n'entendirent pas venir le contemporain. Si j'avais eu à
croquer le portrait des adultes, dont je suis, ce profil
eût été moins flatteur.
Je voudrais avoir dix-huit ans, l'âge de Petite Poucette et de Petit Poucet, puisque tout est à refaire, puisque tout reste à inventer. Je souhaite que la vie me laisse assez de temps pour y travailler encore, en compagnie de ces Petits, auxquels j'ai voué ma vie, parce que je les ai toujours respectueusement aimés.